Malaise et sidération d'une grande partie de la Jeunesse.
« La plupart des dénominations de [la] génération Z sont liées aux dénominations des générations précédentes. Ainsi, cette expression est utilisée pour avoir une suite logique dans l’alphabet après les générations X et Y. En outre, l'appellation « zoomer » est construite en analogie et contraste avec le terme « boomer » […]. Enfin, elle est aussi appelée « nouvelle génération silencieux », car elle ressemblerait, sous certains aspects, à cette génération du début du XXe siècle. Le « Z » ferait aussi référence à « zappeur ». (Wikipedia).
J’ai découvert la nouvelle Bartleby, The Scrivener: A Story of Wall Street (publiée dans le « Putnam's Monthly Magazine » en 1853 par Herman Melville, dont le roman le plus connu est Moby-Dick; or, The Whale, 1851) cette année 2023, grâce à mon cher D. Un choc, dont les secousses n’en auront sans doute jamais fini de remuer ma fidèle cervelle ; et aujourd’hui, je prends la plume pour faire part de l’analogie qui m’est venue en tête entre ce personnage insaisissable et une certaine partie (que je ne saurai quantifier, je ne suis pas sociologue) de la Jeunesse de France.
Pour celles et ceux qui ne l’auraient jamais lue, je reviens un instant sur la nouvelle en elle-même. Pendant moins de soixante-dix pages, on partage la vie d’un avoué de Wall Street et de ses trois collaborateurs dont le personnage éponyme, Bartleby, un copiste consciencieux, obsessionnel pourrait-on écrire aujourd’hui (en même temps, pour être copiste…). Un jour, il est appelé « par l’avoué pour collationner un document et là, c’est la stupeur ; le scribe rétorque à la surprise générale : « I would prefer not to », c’est-à-dire littéralement, « Je préférerais ne pas ». À partir de ce moment, la formule constitue la réponse de Bartleby à toute demande ou suggestion. Il abandonne donc progressivement, et comme inexorablement, toute activité y compris celle de copiste pour laquelle il a été engagé. L’avoué découvre même avec horreur que Bartleby dort à l’étude, et qu’il n’a pas l’intention d’en partir. Devant cette situation intenable c’est l’avoué qui finit par déménager puis, tenaillé par sa conscience et sa pitié, retourne le voir, d’abord dans l’immeuble où se tenait son étude, ensuite dans la prison où Bartleby a été finalement enfermé. Ce dernier, allongé au pied du mur de la cour, est mort. » (Olivier Chelzen, le 30 sept. 2011, laviedesidées.fr).
Parce que je suis mère de deux jeunes femmes (22 et 20 ans), parce que j’ai des ami(e)s et de la famille qui sont aussi parents de gensses de moins de vingt-cinq ans, parce que je lis beaucoup d’articles, d’enquêtes, parce que je regarde des séries de/par/pour les d’jeun’s, parce que je suis professeure dans le secondaire, bref parce que je capte tout un faisceau d’indices, j’ai fini par me dire que cette fameuse « Génération Z » pourrait porter la dénomination « Génération Bartleby ».
Tout au long de ladite nouvelle, Bartleby est là sans être là, il agace, il déroute, on ne sait comment le prendre, il est comme emprisonné en lui-même tout en ayant l’air d’échapper à tout et à tous ; ceci étant sans doute le résultat de cela. Ce qui est troublant pour le lecteur, c’est qu’il ne semble pas y gagner une quelconque forme de satisfaction, il n’a aucune revendication, juste une affirmation par la négative. Si son « Je préfèrerais ne pas » est aussi saisissant c’est parce que, comme l’écrit Philippe Jaworski, Bartleby, il est « le merveilleux mystère d’une parole qui dit en même temps presque oui et presque non. » Pour Gilles Deleuze, « Bartleby est un original, figure de la résistance passive, conduisant à la rupture avec la société traditionnelle antérieure. En arrêtant d’écrire, en cessant de recopier, Bartleby opère une rupture avec la dimension verticale de la relation de pouvoir. Il est l’homme sans référence, sans possession, sans qualité, sans particularité, sans passé ni futur, il est instantané. » Et Il y a bien de cela chez la « génération Z » : l’instantanéité, le hic et nunc (expression utilisée depuis l'Antiquité par certains philosophes pour caractériser une attitude qui consiste à « vivre en étant ancré dans la réalité présente. »). Or, comme l’a dit Heidegger ou encore Bergson, l’être humain est temporel.
Celles et ceux qui ont affaire avec les jeunes de moins de vingt-cinq ans (je généralise, tous ne fonctionnent pas ainsi, heureusement pour la société et surtout pour eux) le constatent régulièrement : beaucoup d’entre eux ne savent pas où ils campent, ont bien du mal à tenir leurs engagements, se laissent mouvoir par leurs envies - changeantes comme le climat atlantique, remettent bien souvent en cause le sens même de ce que ceux qui les précèdent temporellement leur proposent. Ils semblent ne pas vouloir reproduire le schéma des générations d’avant eux tout en ne réussissant pas à proposer autre chose. Certains se perdent dans des périodes d’études plus ou moins longues, d’autres restent chez leurs parents vissés à Internet, d’autres encore se désengagent aussi vite qu’ils se sont engagés, d’autres enfin ont des exigences telles qu’ils ne savent pas quel chemin emprunter pour les atteindre. Bref, ils préfèreraient ne pas.
Attention, ce n’est pas cette préférence du « ne pas » qui pose problème, pas plus à Bartleby (qui ne sera libéré – ou pas - que par la Mort) qu’aux jeunes de la « génération Z », c’est, je pense, le fait de ne pas vouloir/savoir l’expliquer, l’étayer, chercher à en faire quelque chose, se débattre pour que le refus – possiblement synonyme d’affirmation d’une identité singulière, ne devienne pas le cachot mortifère de cette même identité. Peut-être que ce « Je préfèrerais ne pas » est-ce aussi un « Je ne préfèrerais pas mourir » ?
Comme l’avoué, nous sommes nombreux à être déroutés - et souvent perplexes - par le constat de ce refus d’un certain nombre de jeunes de répéter à l’envi un système, qui plus est à bout de souffle. La « génération Z » jette au visage de la société l’absurdité dudit système qu’elle a fait perdurer, comme l’attitude de Bartleby rend visible la vacuité de son activité professionnelle qui n’exige rien d’autre de celui qui la pratique qu’il disparaisse derrière elle. Peut-on se considérer comme un être humain quand entre soi et le métier que l’on exerce se dresse l’ombre de la machine ?